Nous voulions voir le toit du monde - Entre Herat et Kandahar
Enfin l’Afghanistan, l’accueil de ses habitants faisait l’unanimité chez les routiers internationaux et tous les "globe-trotters". Le premier camping fut une halte reposante, j’ai le souvenir d’un terrain avec de l’herbe rase, un bâtiment rustique, à l’intérieur duquel il y avait un vieux poêle à bois, flanqué d’un long tuyau horizontal à hauteur d’homme qui servait à chauffer la pièce principale. Au dessus, une corde permettait aux occupants d’y accrocher du linge à sécher.
L’ambiance y était calme, le monde était souriant, détendu, c’était un havre de paix.
Le lendemain matin, le temps était gris et frais, un aiguiseur de couteaux s’était installé au milieu du camping et proposait ses services avec de grands sourires, nous ne comprenions rien à ce qu’il disait mais qu’importe.
J’ai voulu faire quelques photos pour immortaliser un petit métier disparu, depuis fort longtemps, de nos campagnes ; Il ne s’y est pas opposé mais je voyais bien à son attitude et ses gestes que cela le dérangeait, après une ou deux photos je remballais mon appareil et le sourire est réapparu sur son visage. Plus tard dans la soirée, je compris, en discutant avec les autres voyageurs, que cela pouvait être interprété comme si nous leur volions une partie de leur âme, à partir de ce jour-là, je me promis de demander la permission à chaque fois.
Nous profitâmes de cette halte pour réorganiser notre coquille d’escargot et faire un brin de mécanique préventive, une longue traversée de désert nous attendait.
Au matin du troisième jour après avoir salué nos hôtes nous reprenions la route, direction Kandahar.
Nous roulions, depuis plusieurs heures, sur une route droite, interminable, dans un paysage désertique, figé, pétrifié ou sans les bas-côtés qui défilaient de part et d’autre des fenêtres de notre véhicule, nous aurions pu penser que le temps s’était arrêté.
Il y a longtemps de cela, cette route, qui permet encore à ce jour de traverser l’Afghanistan, avait été construite pour moitié par les Américains et l’autre par les Russes. Quand je dis « qui traverse » ce n’est pas tout à fait exact, en réalité elle fait le tour, par le sud, d’un désert aride qui occupe la plus grande partie de ce pays.
Un ciel bleu azur, veiné de cirrus filamenteux, ajoutait au paysage, cette sérénité que l’on ressent parfois lorsque nous sommes loin de toute civilisation.
Pas une voiture à l’horizon, nous étions seuls dans ce décor martien ; Adepte de promenades en montagnes, il arrive que l’on se retrouve sur un sommet avec une vue superbe, sans autre compagnon que le bruissement du vent. Lors de ces moments de grâce, il est naturel de se taire, de se recueillir, de profiter de cette plénitude pour respirer à plein poumons, de s’imaginer seul au monde, dans une nature totalement vierge, il m’arrive même d’être un tantinet frustré par l’arrivée impromptue d’un autre marcheur ou marcheuse, simplement à cause du bruit de leur pas, comme si leur présence dans notre bulle venait briser ce moment de grâce.
La journée étant bien avancée, nous décidions de faire halte, le lieu étant en tout point égal, nous pouvions stopper n’importe où et n’importe quand, cela ne risquait pas de déranger qui que ce soit ou quoi que ce soit.
Afin d’apprécier pleinement de ce moment de calme, nous nous écartions de la route d’une centaine de mètres, préférant la vue du sable et des cailloux à celle de l’asphalte ; C’est bien naturel quand cela fait plusieurs heures que le ruban gris pale défile devant vos yeux.
Le désert ne laisse personne indifférent, j’ai toujours été attiré par ces paysages insolites, ils me fascinent et me font réaliser à quel point nous sommes insignifiants, vulnérables et bien vaniteux de nous considérer comme les maîtres du monde.
Peu de temps après avoir préparé le thé et sorti quelques biscuits pour une petite collation, à notre grand étonnement, nous vîmes arriver un nomade… à pieds…
Pouvez-vous vous imaginer un instant, à mille lieues de toute habitation, dans un secteur désertique, sans source d’eau potable, sans arbre pour s’abriter du soleil, un marcheur, qui vient vers vous, vous salue dans une langue que vous ne comprenez pas puis qui s’assoie naturellement en tailleur en face de vous, comme s’il était attendu ?
Vêtu du costume traditionnel, composé d’une chemise très ample, appelée Qmis, qui arrive jusqu’aux genoux par-dessus un pantalon tout aussi ample, le Shalwar, il portait aussi le Pakol, ce chapeau en laine de chameau en forme de galette, devenu tristement célèbre depuis ce conflit qui perdure et nous fait oublier qu’auparavant la paix régnait en ces lieux.
Passé les premiers instants de stupeur, nous lui avons offert une tasse de thé et quelques biscuits, puis nous nous sommes observés mutuellement, nous, pour cette apparition impromptue et lui pour notre présence inaccoutumée dans son élément naturel. Il faut reconnaître que deux Occidentaux en voiture, dont une jeune femme blonde, ne passent pas inaperçu dans un endroit où l’horizon est à la même hauteur et la même distance quelle que soit la direction ou vous regardez.
Quelques minutes plus tard, en portant la main droite à son front et en baissant la tête les yeux mi-clos, il nous fit comprendre qu’il avait la migraine.
Ma compagne s’empressa de lui donner un comprimé de Paracétamol, c’est alors que nous avons vu son visage s’illuminer en nous gratifiant d’un sourire radieux, il nous remercia chaleureusement dans sa langue avec moult courbettes, avala le comprimé avec une gorgée de thé puis termina ses biscuits.
J’aurais aimé lui demandé d’où il venait et où il allait, mais la barrière de la langue nous limitait aux choses essentielles, nous nous exprimions par gestes et c’était suffisant ; C’est alors qu’il nous montra ses pieds, nous fûmes ébahis de voir qu’il portait des chaussures en pneu. Oui ! Vous avez bien lu, des chaussures en pneu de voiture…
Nous apprendrons plus tard que dans cette contrée lointaine, c’était une industrie artisanale que d’utiliser les vieux pneus pour en faire des chaussures et bien d’autres choses, voilà bien une façon économique et écologique de les recycler alors que nous, nous les entassons dans d’immenses dépotoirs en pleine campagne et nous ne savons plus quoi en faire.
Mais je m’égare… donc ce personnage marchait avec ces chaussures, pour le moins inconfortables, et pour cause il nous montra du bout du doigt, les blessures qu’elles lui avaient infligé au talon.
Je fouillais, à mon tour, dans notre trousse de premiers soins en quête d’un produit quelconque qui pourrait le soulager et ne trouvant rien d’autre que de la crème hydratante pour la peau, je lui tendis le tube en lui montrant comment s’en servir. Radieux et reconnaissant, il s’empressa de badigeonner le produit sur la zone meurtrie et se massa le talon. Quelques minutes plus tard, il se leva, nous salua, puis il repartit, comme il était venu.
Nous sommes restés silencieux et ému, les paroles nous manquaient, cela nous paraissait tellement irréel et stupéfiant, lui à pieds, en plein désert, dans des chaussures en pneu et nous, voyageant confortablement assis dans notre véhicule.
Cette rencontre fut pour moi un moment saillant, je le revois encore, arrivant de nulle part, assis en tailleur, buvant le thé, souriant, la peau de son visage brûlée par les feux du désert ;
Je ne me rappelle pas avoir pris de photo, j’ai voulu respecter son intégrité, est-il toujours nécessaire de prendre une photo ? L’œil et le cerveau ne sont-ils pas le meilleur appareil photo qui puisse exister, je peux me repasser le film autant de fois que je le désire, le seul petit défaut c’est qu’avec le temps les détails s’estompent, mais par contre le sentiment reste toujours présent.
Qui était-il ? D’où venait-il ? Où allait-il ? Qu’est-il devenu ? Autant de questions dont je n’aurais jamais les réponses… son image et sa chaleur humaine resteront pour toujours gravées dans mon cœur.
Ces types de rencontres sont des moments de purs bonheurs, des moments hors du temps, ou les humains sont humains, en dehors de toutes considérations ou barrières et c’est ce qui fait la richesse et la beauté des voyages.
Entre Herat et Kandahar – hiver 1976-1977