Nous voulions voir le toit du monde - Ankara - Erzurum
Plus de mille deux cents kilomètres avant la frontière Iranienne, c’est beaucoup pour une 2CV en un seul jour.
Décidément les grandes villes sont toutes les mêmes, quelle que soit la région ou le pays.
Deuxième visite nocturne sur notre voiture, mais cette fois, seule la bâche protectrice avait été déplacée ; Quelqu’un avait visiblement été intrigué par ce qu’il y avait dessous et déçu par la difficulté à pouvoir subtiliser le stock facilement, il avait, par chance, abandonné l’idée.
Malgré tout, une vérification de l’attelage s’imposait, au cas où il manquerait une roue puis ce fut la mise en route.
Cette fois nous partions pour un long périple, montagneux et sinueux ou la E80 actuelle n’a plus rien à voir avec la route d’antan, en 1976 ce n’était qu’une simple deux voies, elle suivait toutes les vallées et passait quelques petits cols, malgré cela, mis à part les descentes, il n’y avait pas moyen de faire de la vitesse.
Quoique faire de la vitesse avec une deudeuche soit un bien grand mot, toutefois nous ne pouvions dépasser les 70 km/h de moyenne, donc il devenait important de rouler aussi longtemps que possible.
Restait à savoir où nous allions atterrir et à quelle heure…
Fort heureusement pour nous, les conditions météorologiques étaient excellentes et l’état des routes acceptable. Aujourd'hui, il semble anodin de trouver une station d’essence par chez nous et bien dites-vous que dans certaines régions du monde, vous êtes mieux d’avoir un réservoir de secours et de sauter sur l’occasion de refaire le plein lorsqu’elle se présente.
Je n’ai pas grand-chose à dire sur les pompistes, si ce n’est qu’il n’était pas facile de communiquer lorsque vous parlez un anglais approximatif et lui, le Turc.
Dans l’ensemble ils ont tous été très aimables et serviables, ce qui ne ressemblait pas à ce qu’on nous avait dépeints de la population turque.
Les paysages étaient magnifiques, sauvages, parfois enneigés, parfois désertiques avec des sommets à plus de trois mille mètres dans la région de Sivas.
Difficile de ne pas s’arrêter pour admirer, photographier ou filmer le panorama.
Seulement nous ne devions pas perdre de vue qu’il nous fallait trouver une halte pour la nuit;
Nous estimions être capables d'atteindre Erzurum, à plus de huit cents kilomètres d’Ankara, ce qui est à peu près aux deux tiers du parcours jusqu’à la frontière iranienne.
Il faut bien admettre que malgré nos savants calculs et notre optimisme sur les performances de notre vaillant destrier, nos différents arrêts en route nous avaient considérablement retardés. La nuit arrivant, nous étions dans la région de Erzincan, soit à deux cents kilomètres de notre destination.
Prévoyant, nous avions fait le plein de carburant peu de temps avant, ce qu’il s’avéra être une très bonne décision. En effet, entre les deux villes, les quelques villages que nous avons traversés étaient avares de lumières et les phares jaunes d’une deudeuche la nuit n'était pas ce qu’il se faisait de mieux.
Quoi qu’il en soit nous n’avions guère le choix, il nous fallait absolument arriver à Erzurum, compte tenu des expériences vécus et de toutes les histoires d'horreur que l'on nous avait rapporté, nous n’étions pas très enclin à dormir en pleine nature.
La route fut longue et tortueuse, la noirceur environnante et le faisceau discret de nos phares ne nous incitaient pas à faire le moindre arrêt, nous n’avions qu’une hâte, c’était de voir le prochain panneau de signalisation indiquant la distance restante.
Panneau qui se faisait rare en ce temps-là.
Je ne me souviens plus de l’heure mais je me souviens que nous étions seuls, dans la nuit noire, sur une route de montagne ou nous commencions à nous demander si nous n’aurions pas dû nous arrêter à Erzincan.
Seul le ronronnement du moteur deux cylindres meublait l’atmosphère, dans ces années-là, la radio était un luxe dans ce modèle ; Je n’irais pas jusqu’à dire que nous étions inquiets mais plutôt circonspects, une panne ou une simple crevaison dans ce coin de pays et de surcroît à cette heure de la nuit ne faisait pas partie des options envisageables.
Quand on attend, on trouve souvent le temps long, plus long qu’à l’accoutumée, les minutes n’en finissent pas, on mesure chaque seconde, on prend conscience du temps.
Quand on roule avec une pointe d’angoisse et la hâte d’arriver, on a le sentiment que la voiture se traîne, on se met a écouter attentivement les révolutions de la mécanique bien huilée, guettant le moindre soubresaut, le plus petit changement dans la mélodie que font les pistons qui vont et viennent dans leur cylindre.
C'est alors que la pensée vagabonde, s’accroche à la plus petite lumière comme le navigateur au phare ou à l’étoile, confirmant sa route autant de fois que son esprit le met en doute.
La nuit, au milieu des montagnes dans une contrée sauvage et inconnue, vous vous sentez petit, fragile, perdu et une lumière est un peu comme une bouée, chacune d’elles est une vie, une existence dans cette immensité rocheuse, sur cette planète morte, à mille lieues de toutes habitations.
Autant le désert durant le jour est un espace ouvert, apaisant, serein, autant la nuit le rend hostile, on imagine que le danger nous guette à tout instant, qu’il est là, tapi dans l’ombre, attendant son heure.
Aucun de nous deux ne parlait, la peur de l'inconnu nous forçait à l'introspection, perdus dans nos pensées, je me concentrais sur la conduite, chaque virage, chaque montée, chaque changement de vitesse étaient effectués avec application, le regard rivé sur la route, attentif au roulement du moteur ; M.A, la carte sur les genoux, la lampe électrique d’une main et de l’autre le doigt sur le dernier point de passage, guettait le prochain panneau, la prochaine indication lisible.
Essayez de déchiffrer une langue étrangère, la nuit avec une lampe dans une voiture qui bouge sans arrêt, sur une carte où chaque nom vous est totalement inconnu…
Kükürtlü, Askale, Cayköy, Bascakmak;
Enfin Erzurum! Nous cherchions le panneau indiquant « Jandarma » et nous le trouverons quelques kilomètres avant l’entrée de la ville, sans perdre une seconde, nous nous sommes présentés à l’entrée et avons demandé l’hospitalité pour la nuit.
Ce qui nous fut accordé sans hésitation et avec le sourire, cela semblait naturel. Le planton nous indiqua un emplacement et referma aussitôt la grille d’entrée.
Était-ce pour nous protéger ou se protéger eux aussi d'éventuels agresseurs?
J’avoue qu’à partir de cet instant, la tension, la pression et l’inquiétude disparurent assez rapidement, protégé par les murs et la présence des militaires, nous pûmes passer une nuit paisible dans notre voiture, sans craindre quoi que ce soit.
Nous avions atteint notre objectif, sans encombre, nous méritions une bonne nuit de repos. Le lendemain, nous avions 350 km à parcourir et surtout un col à plus de trois mille mètres avant de redescendre vers l’Iran...